Illettrisme [collaboration avec Paul Legrix]

nonobstant illétrisme

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Marie attend depuis plusieurs heures devant l’agence Pôle Emploi Jean Moulin. Elle se demande pourquoi les rideaux métalliques sont tirés comme dans un magasin de pierres précieuses. Il n’y a absolument rien à voler dans un pôle emploi. Pas même les ordinateurs, trop vieux, ni le mobilier, trop inconfortable. C’est sûrement pour ne pas avoir envie de s’éterniser dans l’agence. Marie ne dit pas  à ses enfants qu’elle va au Pôle Emploi pour chercher du travail. Les enfants de

Marie sont au collège, en sixième pour le premier, l’autre, sa fille, en quatrième ; ils pourraient comprendre, mais elle a son honneur Marie, un honneur d’antan, une fierté où socialement quand on n’a pas de travail c’est qu’on l’a fait exprès, qu’on est une fainéante ou une profiteuse. Une assistée. Elle n’aime pas ce mot Marie quand elle l’entend à la télévision, elle se sent tout de suite visée, quand elle l’entend, elle change de chaîne.

La fille de Marie l’aide souvent, pour les tâches quotidiennes. Marie, passe beaucoup de temps devant à écouter la radio. Elle change rarement de station. Elle écoute le service public, France Info dans la salle de bain et France Inter dans la cuisine. On l’entend jusque dans la salle à manger.

Depuis 3 ans elle a un nouveau compagnon, Tom, il est plus jeune qu’elle de 5 ans, il est gentil avec ses enfants. Tom ne vit pas avec eux, il a son propre appartement, à quelques kilomètres de là. Marie ne veut pas encore qu’il emménage, elle s’est promis qu’elle ne refera plus confiance à un homme de sitôt. Tom attendra.

La porte du Pôle Emploi s’ouvre enfin. Il y a une douzaine de personnes avec Marie. Ils font tous patiemment la queue devant le petit pupitre de l’accueil. Elle est en cinquième position derrière une dame qui porte son panier, elle revient du marché, elle l’a déjà vu à l’agence la semaine dernière ou celle d’avant. Elle s’appelle Soumkamba. Marie parle peu avec les gens de l' »Agence » comme elle dit, le Pôle Emploi n’est pas le meilleur lieu de sociabilisassions qu’il soit. Elle s’y cache, elle y entre et elle en ressort masquée, cachée sous une écharpe l’hiver ou un foulard l’été, toujours avec une paire de lunettes noires, même quand il pleut comme aujourd’hui. Marie n’est pas la seule, sur les douze personnes présentes, aucune ne laisse voir entièrement son visage et devant le pupitre on susurre son nom, discrètement, secrètement. Pourtant, derrière leur pupitre, les conseillers qui travaillent ne se gênent pas pour vous appeler par votre nom complet. Marie aurait préféré avoir un numéro.

Pour nourrir ses enfants, Marie fait des ménages, elle va chez des particuliers pour nettoyer leur douche dégueulasse ou leur canapé souillé. Les miasmes des autres ne gênent pas Marie. Elle se sent utile. Sans ça elle le ferait quand même, il faut nourrir sa famille. Cette semaine, 8h de ménage à 11€ de l’heure, net, soit 88€. Le RSA comble un peu son salaire et lui permet de payer régulièrement le loyer de son logement social. La précarité est devenue la vie quotidienne de Marie. Elle sait qu’elle ne partira pas en vacances, elle sait que ses enfants attendront d’être grands pour faire du ski, elle, elle n’en a jamais fait, même avec Olivier son ex. Il gagnait pourtant honnêtement sa vie, mais avait aussi la passion des pièces détachées automobiles. Il est parti avec une femme plus jeune que Marie. Elle n’aime pas qu’on en parle.

C’est son tour, derrière le pupitre Mme Agathe lui donne le numéro du bureau où elle pourra rencontrer sa conseillère. Elle attend encore cinq minutes. Une personne qu’elle ne connaît pas lui ouvre la porte et lui offre une franche poignée de main, presque amicale. C’était la quatrième conseillère personnalisée de Marie en 6 mois. Elle s’appelle Agnès Bourgeois. À l’énoncé de son nom, Marie ne put s’empêcher d’esquisser un léger sourire. C’est rare de croiser des « bourgeois » au Pôle Emploi.

Le dossier de Marie n’est pas simple, elle ne travaille plus réellement depuis 8 ans, elle passe par des moments de micro intérim avant de revenir à des moments de « rien », des creux, des vides où elle ne vit qu’avec 500€ par mois. Son loyer lui coûte 380€ .Il ne lui reste que 120€ pour nourrir sa famille, habiller ses enfants, payer les factures, remplir le réservoir pour effectuer ses phases d’emploi, entretenir sa voiture pour ses frasques d’emploi… Marie ne s’en sort plus. La précarité est une maîtresse exigeante. Elle étouffe. Elle veut prendre le large, s’enfuir, parfois elle pense même à laisser ses enfants derrière, seuls, puis elle chasse très vite cette idée de sa tête en se giflant doucement le visage, comme pour se réveiller d’un mauvais rêve.

Marie n’était pas conditionnée à vivre ainsi. Sa famille n’était pas riche, ni pauvre d’ailleurs. La mère de Marie tenait une boutique de souvenirs et babioles en tous genres dans le golfe du Morbihan ; son père était fonctionnaire en mairie. Tous les deux ont soutenu leur fille durant ses 6 premières années ; avant qu’elle ne décide de ne plus parler, comme ça, du jour au lendemain. Marie ne dit plus un mot pendant quelques années. Elle ne parlait plus à l’école, ni à la maison. Ses parents l’emmenèrent chez toutes sortes de spécialistes, orthophonistes, psychiatres, psychologues et même chez des charlatans et autres rebouteux. Marie ne parlait toujours pas. Le duo parental fut rudement touché par cette épreuve, chacun se rejetait la faute du mutisme de leur fille, les raisons se faisaient de plus en plus farfelues ; manque d’attention, trop d’attention, surprotection, volonté d’abandon, tristesse lancinante, fatigue perpétuelle. Rupture. Le divorce des parents de Marie fut prononcé le 15 février et Marie ne parlait toujours pas.

La conseillère regarda Marie avec attention, longuement, sans rien dire. Pour une fois cette conseillère semblait chercher l’humain derrière le masque social et les lunettes noires. Elle reprend ses investigations, valide les éléments en sa possession, vérifie si Marie habite toujours à la même adresse, possède toujours le même numéro de téléphone. Elle ne lui demande pas si elle reçoit bien les aides sociales. Si elle arrive à vivre. Les conseillers ne sont pas formés pour cela.  Une énième fois on demande à Marie ce qu’elle souhaite faire. Comme si un adulte demandait à un enfant « et toi, tu veux faire quoi quand tu seras grande ? » ; Marie répond machinalement, tout ce que vous avez en entretien. Agnès Bourgeois lui propose une formation, pour étendre ses recherches, elle tente une argumentation bancale, cela étendrait son périmètre de recherches, mais il faudrait participer, car les formations payées et rémunérées par le Pôle Emploi ne fournissent pas vraiment d’emploi. Marie refuse. Elle refuse toujours les formations.

Un rendez-vous au Pôle Emploi dure 45min, les dix dernières minutes sont consacrées à la recherche d’emploi accompagnée. C’est toujours là que Marie trouve ses heures de ménage. La nouvelle, elle, elle ne doit pas être au courant, elle dépasse allègrement les 42 minutes de rendez-vous à la recherche d’une formation que Marie refusera de toute façon. Arrivé à la 43e minute, Agnès Bourgeois recule sa chaise à roulettes, sans bruit, elle roule sur la moquette verte hors d’usage, elle se lève et dit :

« – Je vous raccompagne Madame ? »

Alors Marie se lève. Lui sert la main et répond :

« -Merci, ça ira, au revoir. »

En quelques secondes Marie se retrouve à pousser la lourde porte de l’institution sociale française et se retrouve sur le trottoir, en face, l’arrêt de tramway brille encore dans la pénombre. Il pleut toujours. Elle court pour s’abriter, elle s’assoit sur le petit banc de l’abri en verre où elle retrouve Soumkamba. Elles sont côte à côte, le regard perdu derrière leurs lunettes noires. Elles font semblant de ne pas se connaître. Pourtant, Soumakamba aussi refuse les formations, Soumakamba aussi attend ses rendez-vous pour trouver des heures de ménage, Soumkamba aussi vit péniblement du RSA. Soumkamba aussi est illettrée.

Un français sur dix souffre d’illettrisme encore cette année. Vous pouvez toujours écrire, comme nous, pour eux, ça ne changera rien, parlons-en.   

About the author

Fondateur de Nonobstant, écrivain public à Nantes.
Professeur de Français, de Latin et de Grec.
Formateur éloquence pour l'Académie de Nantes

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